LA FEMME EN ENTREPRISE, UN ENJEU POUR DEMAIN
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Lynn Verdina-Henchoz,
Senior Consultant,
Hewitt Associates, Nyon |
« L'admission des femmes à l'égalité parfaite serait la marque la plus
sûre de la civilisation : elle doublerait les forces intellectuelles du genre
humain et ses chances de bonheur. » Stendhal
LA SITUATION EN EUROPE
Ces dernières années, la réglementation dans la communauté européenne et en Suisse en matière d'égalité entre hommes et femmes dans le milieu professionnel a été renforcée. En général, cette base légale a porté ses fruits en cas de litige portant sur la discrimination. Cependant, ces ordonnances n'ont pas aidé à faire progresser fondamentalement l'égalité entre hommes et femmes sur le marché du travail, en termes d'opportunités d'avancement, de niveau de poste ou de salaire. Même si les gouvernements et entreprises soulignent l'importance des femmes dans le monde professionnel, puisqu'elles représentent la source potentielle de main d'œuvre la plus importante dans des pays vieillissants, force est de constater que les volontés et belles paroles n'ont amené que peu d'améliorations.
Les femmes continuent à être moins actives sur le marché du travail, à travailler moins d'heures que les hommes, à être moins bien payées pour des postes identiques, à occuper des postes moins élevés et à être cantonnées dans certaines professions. Il y a 20% de plus d'hommes qui travaillent que de femmes et ce pourcentage se creuse entre 20-40 ans. En termes de temps de travail, les femmes travaillent beaucoup à temps partiel (32% vs 7% des hommes), même si sur ce point les différences entre pays sont importantes. Par exemple, dans les pays nordiques, où l'homme a moins l'image de "breadwinner", les hommes travaillent assez souvent à temps partiel.
En ce qui concerne les opportunités d'emploi et de carrière, les chiffres sont systématiquement influencés par le sexe de l'employé. Les hommes sont toujours beaucoup plus nombreux dans les postes de cadres ou de management (seulement 10% des postes de direction sont occupés par des femmes) et il est décourageant de voir qu'il y a eu peu de progression ces dernières années. 63% des employés ont un homme comme supérieur hiérarchique. De plus, les femmes managers ont souvent d'autres femmes comme subordonnées. Moins de 10% d'hommes ont une femme en tant que cheffe.
En outre, les femmes sont sous-représentées dans certaines professions, étant concentrées surtout dans les secteurs sociaux ou de services. Il est évident que les choix d'études faites par les filles ont une influence sur leur profession future, alors qu'en sortant de l'école, elles ont des résultats équivalents à ceux des garçons, sinon supérieurs. La formation reste fortement sexuée. A ce choix plus limité de professions s'ajoute une ségrégation verticale - les femmes sont sous-représentées dans les spécialisations plus prestigieuses (et mieux payées) de leur catégorie professionnelle : par exemple, dans la profession légale, les femmes se retrouvent plus souvent à pratiquer la loi familiale et sont moins visibles parmi les avocats d'affaires. Même si des lois ont été mises en place afin de garantir l'égalité des salaires, les entreprises continuent allégrement à payer leurs employées 20-30% de moins que les hommes pour un même travail.
ET EN SUISSE ?
La Suisse est en queue de classement dans les pays industrialisés. Des études récentes révèlent un écart de 28% de salaires entre hommes et femmes et ceci en dépit de la loi fédérale sur l'égalité de 1996. Les femmes représentent 42% de la population active, mais seulement 26% des cadres, alors qu'en Australie par exemple, la parité existe. Cette situation empire aux échelons supérieurs.
La formation reste très sexuée (environ 10 filières suivies par les filles contre 300 par les garçons), le temps partiel est surtout féminin (50.4% de femmes pour 7.6% d'hommes). Ces chiffres augmentent après la naissance d'un premier enfant : le pourcentage de femmes sans activité passe de 9% à 42% et la part de femmes actives à plein temps chute de 58% à 20%. La situation se dégrade encore avec des naissances consécutives. Une spécificité suisse que l'on retrouve aussi en Allemagne : les femmes se retirent souvent du marché du travail pendant 5-10 ans pour des maternités, ce qui a bien sûr un effet négatif sur leur réintégration et leurs opportunités de promotion professionnelles. Le partage des tâches domestiques reste dérisoire. La femme qui travaille assume donc souvent une "double charge" de travail.
Même si l'environnement législatif et social va continuer à encourager la participation des femmes dans le monde du travail ainsi que dans des postes à responsabilités, que les entreprises prônent plus de transparence en termes de recrutement, de promotion et de salaires et mettent en place des programmes pour mieux prendre en compte les besoins des femmes, la partie est loin d'être gagnée. Alors que les entreprises s'accordent pour dire qu'avoir une politique de diversité et de promotion des femmes aurait des bénéfices considérables en termes de résultats financiers, elles semblent étrangement absentes quand il s'agit de la mettre en place.
LES BARRIÈRES
Les barrières d'accession des femmes à des postes à responsabilité viennent de 3 sources :
- l'image de la femme dans le monde du travail et les professions choisies
- la situation complexe et les barrières pour les femmes en cas de maternité
- la politique des entreprises
L'image de la femme
Comme mentionné ci-dessus, les filles choisissent souvent des professions moins techniques et optent pour des métiers dans l'éducation, la santé ou les services. Leurs choix possibles plus tard s'en trouvent ainsi réduits. Ces professions sont souvent moins bien payées.
La représentation sociale des femmes professionnelles est toujours floue : elles subissent beaucoup de pression de la part de leur famille ou de leur entourage, surtout si elles travaillent en ayant des enfants. En outre, alors que l'effet du mariage sur la carrière d'un homme est perçu au sein de l'entreprise comme positif, pour les femmes c'est le contraire.
Comme ce sont les hommes qui occupent les postes clés dans l'entreprise, ils véhiculent trop souvent une image plutôt réductrice de la femme - d'où vient cette phrase "Geisha, garce ou mec". Lors de ma première semaine en entreprise, j'ai vécu cette expérience - un client m'a proposé la clé de sa chambre d'hôtel, alors qu'un autre m'a dit que je ferais mieux d'être à la maison avec mes enfants ! Même s'ils le disent moins ouvertement qu'avant de peur d'enfreindre la loi, ils ont encore de la peine à considérer les femmes comme des partenaires et leurs égales professionnelles. En outre, comme ce sont les hommes qui occupent les postes de management, ils recrutent plus facilement d'autres hommes aux postes à responsabilités. Le cercle vicieux continue.
Il y environ 2 ans, une banque avait des difficultés à trouver des candidats pour la gestion privée. Quand j'ai suggéré qu'elle pourrait peut-être chercher dans les 50% de la population non exploitée, c'est-à-dire les femmes, un des directeurs m'a répondu que ce n'était pas possible, car les femmes voulaient rester à la maison !
Concilier vie professionnelle et maternité
Les femmes cadres doivent donc se battre sur deux fronts - privé et professionnel - afin de progresser. Si, malgré tout, une femme réussit à s'en sortir dans cet environnement plutôt hostile, elle sera de nouveau mise à l'épreuve quand elle décidera d'être mère. C'est alors que le parcours du combattant empire, car arriver à concilier vie familiale, surtout avec de jeunes enfants, et vie professionnelle, avec les politiques des entreprises et les structures sociales quasi inexistantes en Suisse, devient cauchemardesque. Et c'est sans mentionner la culpabilité que la plupart de ces femmes ressentent. C'est d'ailleurs en voyant leurs consœurs se débattre et se fatiguer en essayant de tout concilier que beaucoup de femmes cadres décident de ne pas avoir d'enfants et de privilégier leur carrière (ce qui explique aussi la baisse de natalité (21% de femmes de 40 ans n'ont pas d'enfants)), ou d'abandonner la bataille et de ce fait leur potentiel professionnel. Certaines choisissent de quitter le monde en entreprise et de se mettre à leur compte où elles ont plus de liberté. C'est comme si entre femme cadre, mère et épouse, il fallait choisir. Une femme m'a même confié un jour "sur ces 3 choses, on ne peut avoir que 2 à la fois". (Je ne parle ici évidemment que de femmes et/ou mères qui ont envie de travailler plutôt que celles qui ont choisi très librement de rester à la maison).
Ce problème de conciliation vie professionnelle/vie familiale a trois causes principales :
- Le nombre insuffisant de structures d'accueil pour les enfants
- Le manque de flexibilité dans les heures de travail
- Le manque de partage des tâches domestiques entre époux
Le monde politique et économique considère que la vie familiale est une affaire privée et que donc les questions inhérentes à cette conciliation ne sont pas de leur responsabilité. Il en ressort un déficit dramatique en termes de soutien aux familles, surtout en ce qui concerne les structures d'accueil pour les enfants. Pour la petite enfance, seuls 30% des besoins en crèche ou famille d'accueil sont couverts. Quand l'enfant va à l'école, les horaires scolaires sont non continus et les structures parascolaires (cantine, garde après l'école) insuffisantes. C'est comme si on faisait exprès de rendre le duo maternité/travail impossible. Je me souviens que, dans le village de campagne où j'habitais, nous étions quelques mères à demander à la commune une salle pour organiser des repas de midi pour les enfants dont les mères travaillaient. La commune nous a répondu "Les bonnes mères font un repas chaud à la maison pour leurs enfants"! Dans tous les cas, au moment de la maternité, les objectifs professionnels et la vie familiale entrent en concurrence.
Devant la difficulté de trouver des solutions de garde adéquates, beaucoup de femmes essaient d'obtenir plus de flexibilité dans leurs horaires - travail à temps partiel, horaire annualisé, ou télétravail. Mais là, les entreprises n'aident guère car moins de 10% de l'ensemble des postes sont à temps partiel. Et si elles obtiennent un temps partiel, le prix à payer pour cette flexibilité en termes de carrière, de formation, de salaire et de couverture sociale est élevé. Même si dans le couple, le mari aimerait faire un mi-temps, le calcul est rapidement fait. Puisque, comme nous l'avons vu, la femme a souvent une profession moins bien payée, ou un salaire inférieur à l'homme pour un poste semblable, c'est donc elle qui va en priorité réduire ses heures pour ne pas influencer trop négativement le budget familial. Si elle s'arrête complètement de travailler pendant quelques années, ses possibilités de reprendre une carrière intéressante sont réduites.
En restant plus à la maison, les femmes assument automatiquement plus de responsabilités domestiques, ce qui ne va pas aider à changer les mentalités et le partage des tâches. Et si la femme continue à travailler à plein temps et à assumer la plupart du travail à la maison, il en résulte une surcharge ("double emploi") et des risques pour sa santé physique et mentale.
La politique en entreprise
90% des entreprises ne proposent aucun soutien aux familles, en termes de garde d'enfants ou d'aménagement des horaires. Les programmes de diversité et de promotion des femmes cadres manquent, alors que les entreprises affirment que :
- ce serait une excellente idée et apporterait des bénéfices en termes de motivation et de résultats financiers, d'image de l'entreprise, de réduction d'absentéisme, etc.
- il n'y a pas de réelles barrières à introduire de tels programmes.
Très souvent, lors de recrutements ou de promotions, des critères d'expertise, d'éducation ou d'ancienneté sont utilisés, ce qui pénalise forcément les femmes qui rentrent et sortent du marché du travail. Les compétences clés, telles que la polyvalence, la résistance au stress, l'esprit d'organisation ou d'équipe, ne sont pas prises en compte, ou très peu, alors que les femmes peuvent très bien développer ces compétences en dehors du travail.
Les femmes n'ont souvent pas accès aux mêmes réseaux formels ou informels que les hommes, ont moins accès à la formation continue et ne profitent pas de mesures de réinsertion, par exemple après une maternité.
Le constat est donc bien sombre, mais heureusement, il existe des solutions et aussi des exemples d'entreprises qui veulent donner une réelle importance stratégique à la diversité et à la promotion des femmes cadres.
DES SOLUTIONS SE SITUENT À 2 NIVEAUX:
- des mesures prises par les collectivités et les pouvoirs publics
- des mesures prises par les entreprises
LES POUVOIRS PUBLICS
Le système scolaire doit encourager les filles à penser à des professions atypiques et plus techniques et à ne pas choisir autant en fonction de leur sexe. Une sensibilisation au niveau des parents, des élèves et des établissements scolaires pour soutenir ce changement culturel serait souhaitable. Les femmes se trouveraient donc dans des professions souvent mieux payées.
En cas de maternité, dans la discussion sur lequel des partenaires doit rester le plus à la maison, les raisons financières seraient moins prépondérantes. Ceci diminuerait également la ségrégation hommes/femmes, notamment en ce qui concerne les tâches domestiques.
Une priorité des dépenses publiques doit s'effectuer et s'axer sur la famille, sur l'éducation et les structures d'accueil pour les enfants. Dans les pays scandinaves, par exemple, un rapport du World Economic Forum a démontré qu'il y existait les plus forts taux de productivité et de compétitivité des pays industrialisés, surtout grâce aux dépenses dans ce domaine. L'égalité hommes/femmes à la maison et dans le travail est ancrée dans leur culture.
Une autre étude réalisée en Suisse Romande a démontré la rentabilité de la mise en place de crèches : les femmes pouvant travailler plus, l'Etat et les collectivités voient leurs revenus augmenter (impôts, AVS, etc.). Il y aurait plus d'argent dans les caisses de retraite. Si les familles avaient plus de moyens (2 salaires au lieu d'un), la consommation et l'économie en général en bénéficieraient.
Les pouvoirs publics peuvent également faire beaucoup en ce qui concerne les horaires d'école, le soutien aux entreprises, la communication concernant l'égalité au sens large, une législation plus stricte par exemple concernant le harcèlement sexuel sur le lieu de travail, et le renforcement des lois déjà en place.
Enfin, les syndicats doivent discuter avec les entreprises afin d'améliorer les conditions de travail, par exemple concernant la flexibilité des horaires ou la discrimination salariale.
LES ENTREPRISES
Lors d'une conférence le 2 et 3 février 2005 à Amsterdam "Driving Business Benefits from Workplace Diversity", de nombreuses entreprises multinationales ont partagé leurs expériences et leurs difficultés sur le "chemin de la diversité". C'est encore un terme mal connu qui couvre des aspects tels que sexe, origine ethnique, religion, orientation sexuelle et handicap. Toutes ont admis qu'en ce qui concerne les femmes dans le management, beaucoup de progrès sont encore nécessaires. Elles ont également mentionné la nécessité de construire un "business case" pour susciter l'intérêt de la direction, c'est-à-dire démontrer les bénéfices en termes de résultats financiers. Il s'avère que les raisons les plus convaincantes sont :
- L'innovation - la diversité de personnes et de leur manière de penser amène plus de créativité et d'innovation - un atout primordial aujourd'hui quand il s'agit de dépasser ses concurrents.
- La clientèle - avec la globalisation et la diversité des clients que beaucoup d'entreprises doivent satisfaire, il est important d'avoir des employés de tous horizons. De plus, beaucoup d'achats sont effectués par les femmes - les autres femmes savent peut-être mieux comment les persuader.
- Les talents - a cause de la démographie et de la population vieillissante dans les pays industrialisés, les entreprises vont avoir de la peine à remplacer leurs employés qui partent à la retraite. Arriver à attirer plus de femmes et surtout à les développer et à les garder leur permettra d'accroître leur "pool" de talents.
Une autre raison évoquée est la motivation ou l'engagement des employés. Une entreprise qui prend en compte la diversité de ses employés et leurs besoins différents sera récompensée par des employés plus motivés et donc plus productifs. De plus, l'image de marque de l'employeur sera renforcée, lui permettant de mieux vendre ses services ou ses produits. Il sera aussi mieux à même d'attirer les meilleurs talents.
LES ÉTAPES CLÉS
Pour assurer le succès d'un programme de diversité et de promotion des femmes dans l'entreprise, il faut prendre en compte les points suivants:
- Il faut d'abord s'assurer du soutien actif de la direction et la rendre responsable de son succès, par exemple par le biais du système de performance et de récompense.
- Identifier les raisons financières, le "business case", afin d'obtenir cette adhésion est également primordial. Une approche "gagnant-gagnant" est conseillée.
- Il faut ensuite identifier les obstacles à un tel programme à travers des entrevues, des études d'engagement en interne, des groupes de travail, des études de politique interne, etc. La mise en lumière de ces barrières va permettre le développement d'un programme d'égalité et de promotion des femmes adapté qui doit faire partie de la stratégie et des valeurs RH de l'entreprise. Des mesures telles que le recrutement d'un responsable de la diversité, un travail de sensibilisation des managers, un programme de changement de culture, des programmes de mentoring pour les femmes, la flexibilité de l'organisation du travail, la mise en place de structures de soutien pour les familles et la formation continue sont parmi les plus répandues. Cependant, au lieu d'essayer de tout faire à la fois, il serait judicieux dans un premier temps de choisir quelques initiatives qui fassent tomber les barrières les plus importantes et de les mener à bout.
Les domaines d'actions clés mentionnés par les entreprises sont : le recrutement et la sélection en interne, le développement professionnel (par le mentoring, la formation ou les réseaux), l'organisation du travail et l'environnement culturel (surtout en ce qui concerne les attitudes envers les femmes).
La communication continue est également très importante, spécialement sur les raisons du programme et la manière dont les progrès vont être mesurés. Ces mesures doivent être clairement définies au préalable, suivies et publiées.
Le voyage sera long, mais il y a déjà quelques exemples d'entreprises qui sont actives dans ce domaine et qui commencent à en retirer les bénéfices. Espérons que cela va encourager les autres à suivre.
BIBLIOGRAPHIE
- Concilier activité professionnelle et famille - Etude menée par l'Association Via2
- Paradoxe et situation des femmes cadres en Suisse et sur le plan international - Yves Fluckiger
- Rapport d'activité : Service pour la promotion de l'égalité entre homme et femme du Canton de Genève
- Quality of women's work and employment:
Tools for change - European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions
- La crèche est rentable, c'est son absence qui coûte
Etude menée par Lynn McKenzie